Qu'est ce que le Diancha, l'ancêtre du matcha ?
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Introduction
Aujourd’hui, on trouve du matcha partout : dans les coffee shops, les boutiques de thé, et même dans des cheesecakes ou des gâteaux. Malgré cette popularité, peu de personnes savent que ce thé vert en poudre, emblème du Japon, possède en réalité de profondes racines en Chine.
Dans cet article rédigé par Yongyun, expert de thé et fondateur de Tenmo, nous allons décrypter ensemble un art oublié pendant plus de mille ans : le Diancha.
Qu’est-ce que le Diancha et son histoire ?
Le Diancha (点茶), traduit littéralement du chinois par « thé battu », est une méthode traditionnelle de préparation d’un thé peu oxydé. Elle consiste à réduire des galettes de thé compressées en poudre très fine, appelée mocha (mǒchá, 末茶). Cette poudre est ensuite battue avec de l’eau chaude dans un bol à fond sombre afin de produire une mousse dense et blanche.
Développé en Chine sous la dynastie Song (960–1279), le Diancha s’épanouit dans l’une des périodes les plus prospères de l’histoire chinoise, sur les plans économique et culturel. De l’empereur aux lettrés, on ritualise la consommation quotidienne de thé, qui devient un objet de sociabilité entre classes sociales.
Le Diancha n’était pas seulement une manière de boire le thé : c’était une expérience artistique et sensorielle. Classé parmi les activités élégantes des lettrés, au même titre que la calligraphie, la peinture ou la musique, il donnait lieu à des compétitions (doucha) où l’on jugeait la beauté, la finesse et la tenue de la mousse.

Bien avant le matcha tel qu’on le connaît aujourd’hui, le thé en poudre avait déjà conquis les palais raffinés de la Chine médiévale ; les empereurs en étaient d’ailleurs parmi les plus grands passionnés. Dans le Grand Traité du thé "大观茶论", rédigé par l’empereur Huizong (Zhao Ji, 赵佶), on trouve des critères de préparation, de dégustation et une typologie d’ustensiles. Le matcha chinois devenait ainsi un art avec ses standards de critique.
La trajectoire s’interrompt lorsque la dynastie Song est envahie par les Mongols à partir de 1271. Durant l’occupation, nombre d’arts traditionnels — thé, porcelaine, littérature — sont relégués au second plan. Après presque un siècle de troubles, le peuple Han, mené par un ancien paysan, reprend les rênes de la Chine par la guerre et la révolution. On aurait pu penser que cet art allait perdurer ; pourtant, le Diancha est progressivement abandonné, jugé complexe et coûteux : on privilégie désormais les feuilles grillées (plutôt qu’à la vapeur), l’infusion simple (plutôt que le fouettage), et des récipients plus sobres que les bols onéreux.

Illustration d'une cérémonie de Diancha, Extrait du Wen Hui Tu 文会图 (La réunion des lettrés), Peint par l'empereur Huizong, Song autour de 1100, Collection du Musée national du palais à Taipei Taiwan
Heureusement, la recherche approfondie du thé en Chine sous les Song traverse la mer et influence fortement le Japon, qui hérite puis s’approprie le Diancha à sa manière : ce sera le matcha japonais.
Du Diancha au matcha japonais
Dès le XIIᵉ siècle, des moines zen bouddhistes japonais, tels que le moine Eisai, découvrent la pratique en Chine et la rapportent au Japon. En écho à la démarche zen — la recherche de soi à travers les gestes du quotidien — ils emportent rituels et ustensiles, bientôt adoptés par les nobles japonais.
Ainsi naît le matcha japonais. Le terme matcha (抹茶) n’est, à l’origine, qu’une autre écriture du mot chinois 末茶 (« poudre de thé »). Mais contrairement à son ancêtre, le matcha évolue avec des spécificités locales :
- Agronomie : les théiers sont cultivés à l’ombre avant la cueillette pour concentrer les acides aminés, responsables des notes sucrées et umami. Les feuilles destinées au matcha deviennent du tencha avant d’être finement broyées.
- Rituel : plus que l’esthétique de la mousse, la cérémonie du thé (chanoyu) met l’accent sur des valeurs morales et spirituelles : chaque geste et chaque objet porte une signification.

Le rôle des bols Tenmoku (bols Jian)
Les bols à thé Jian (建盏), appelés Tenmoku en japonais, sont centrales dans les rituels de Diancha comme dans les débuts du matcha.
Originaires de la province du Fujian, ces bols sont fabriqués en grès riche en fer, d’où leur glaçure sombre qui exalte le contraste avec la mousse blanche. Leur popularité explose lorsqu’ils sont prisés par les empereurs Song.
Leurs glaçures Tenmoku sont réputées pour des effets uniques, jamais vus jusqu’alors : lors de cuissons à haute température (jusqu’à 1300 °C, un exploit à l’époque), apparaissent des motifs naturels emblématiques : poils de lièvre, taches d’huile, plumes de perdrix, etc.


Découverts par les moines japonais en Chine, ces bols sont ramenés au Japon et nommés Tenmoku, en référence aux monastères près du mont Tianmu (天目山), non loin de Hangzhou. Si prisés, ils deviennent, au Japon, des récipients privilégiés lors des rituels chez les aristocrates et la bourgeoisie.
Exemple célèbre : un Tenmoku Song conservé par la famille noble Kuroda a été adjugé à plus de 11 millions de dollars chez Christie’s (source : https://www.christies.com/lot/lot-the-kuroda-family-yuteki-tenmokua-highly-important-6019217/).
Par la suite, sous l’effet de la flambée des prix des Tenmoku chinois et d’un retour à la sobriété, les nobles adoptent des bols à matcha plus simples et rustiques, façonnés dans des terres locales : des objets pratiques qui recentrent l’attention sur le thé et les gestes.
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Les étapes de préparation du Diancha : un art oublié
Préparation avant l’infusion
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Le thé : le matcha chinois n’était pas vendu en poudre prête à l’emploi comme au Japon, mais sous forme de galettes comprimées. Elles étaient fabriquées à partir de feuilles fraîches étuvées, séchées, puis moulées.
Comparaison : le matcha japonais suit un traitement proche (étuvage), mais n’est pas compressé en galette ; il est broyé en poudre directement, ce qui préserve un goût végétal vif et umami. - Grillage & broyage : juste avant la cérémonie, on grille légèrement la galette sur un petit réchaud pour accentuer les arômes et réduire l’humidité, facilitant ainsi le broyage. La galette grillée est moulue sur pierre, puis tamisée très finement pour homogénéiser la granulométrie.
Les « sept verses » du Diancha selon l’empereur Huizong
Dans le grand traité du thé《大观茶论》, l’empereur Huizong décrit sept étapes successives de fouettage ; ce ne sont pas de simples gestes, mais un art du dosage, du rythme et de l’harmonie entre eau, poudre et fouet (筅).
- Première “verse” (一汤) – Former une pâte de thé (茶膏) avec un peu d’eau, puis fouetter. Main légère, fouet ferme : trop faible, le thé ne « prend » pas ; trop brutal, la mousse se disperse. Chercher une base stable, sans bulles grossières (« grains de millet », « yeux de crabe »).
- Deuxième (二汤) – Verser l’eau en filet circulaire sans troubler la surface, tout en fouettant avec vigueur : la mousse commence à fleurir.
- Troisième (三汤) – Ajouter davantage d’eau et fouetter avec un rythme léger et régulier, en spirale, pour épaissir la mousse sans excès.
- Quatrième (四汤) – Verser avec retenue ; fouetter plus large et lentement pour faire ressortir la pureté et la brillance.
- Cinquième (五汤) – Adoucir encore le geste : aérer la mousse et l’homogénéiser.
- Sixième (六汤) – Observer : la mousse doit être stable et bien formée. Le fouet n’entretient qu’un léger mouvement circulaire.
- Septième (七汤) – Ajuster la densité selon le goût. Quand la mousse monte en couronne et « mord le bol » (咬盏), la préparation est parfaite.
Profil sensoriel : par rapport au matcha japonais, le Diancha présente souvent une mousse plus dense et épaisse et un goût plus brut, légèrement grillé, lié au grillage de la galette pratiqué à l’époque Song.
Conclusion
Le matcha que nous dégustons aujourd’hui plonge ses racines dans le Diancha chinois. Né sous les Song, ce rituel allie poudre de thé, mousse fouettée et bols Tenmoku, à la croisée du goût et de l’esthétique. S’il a décliné en Chine, son esprit se prolonge dans le matcha japonais et l’admiration pour les Jian zhan.
Choisir un bol matcha Tenmoku, c’est renouer avec une histoire millénaire et redonner vie à l’art du Diancha.